Pour cette nouvelle ‘Rencontre’ sur Esperluette, ce n’est pas un vauclusien que j’ai interviewé. C’est d’ailleurs un épisode un peu particulier. J’ai mis plusieurs semaines à le monter car il est toujours plus difficile d’interroger les personnes qui sont proches de nous.
Je vous propose de partir au Portugal, à la rencontre de Jean-Philippe Drécourt, ancien ingénieur en génie de l’environnement (entre autres), qui est aujourd’hui compositeur de musique électro-acoustique. Petit détail important c’est également mon grand-frère ?.
Alors pourquoi sortir de ma ligne éditoriale ?
Car Jean-Philippe a été l’une des mes premières sources d’inspiration avant de créer mon podcast. C’est lui qui m’a montré que l’on pouvait oser et sortir d’une voie toute tracée pour tenter de nouvelles aventures professionnelles un peu plus « folles », c’est lui m’a incité le 1er à produire un podcast, il m’a donné mon premier micro et réalisé le jingle d’Esperluette que vous connaissez maintenant par cœur.
Esperluette va bientôt fêter ses trois ans alors c’était l’occasion parfaite pour le faire parler de sa nouvelle carrière d’artiste, des étapes qui l’ont amené à la création de musique électro-acoustique, de ce qui lui plait dans cette musique un peu particulière, de ses envies et inspirations.
C’est le portrait de quelqu’un qui ose avancer sur un chemin qui a l’air très éloigné de ses études, et pourtant…
Cet épisode est aussi l’occasion pour vous auditrices et auditeurs d’essayer d’écouter certains sons autrement, vous comprendrez pourquoi en écoutant cette Rencontre.
Bonne écoute !

J’approche la pratique artistique comme un ingénieur. Ce qui pose des problèmes au niveau de la créativité parce que j’ai tendance à organiser mes trucs de façon très rationnelle, (…) alors que quand je discute avec mes amis artistes on voit que leur approche est beaucoup plus organique, il y a une connexion au lieu, une connexion plus lyrique. Moi j’apporte autre chose. J’ai la signature d’un ingénieur dans mes créations.
Jean-Philippe Drécourt
Propos recueillis par Marie-Cécile Drécourt
L’EP de Jean-Philippe, alias Noise Wrangler sorti en septembre 2021
En 2021, Jean-Philippe a également sorti un EP de 4 titres de musique électronique : « Of its own interest ». Pour écouter et acheter l’album c’est ici : https://noisewrangler.bandcamp.com/album/of-its-own-interest
Les références citées dans l’épisode :
- The Art of noise
- In the Field, the art of field recording
- One square inch of silence de Gordon Hempton
Quelques exemples de productions électro-acoustiques :
- Luc Ferrari – Ronda, Spain – La pièce qui a probablement inspiré le plus Jean-Philippe
- Hildegard Westerkamp – Gently Penetrating Beneath the Sounding Surfaces of Another Place
- Chris Watson – Ol-lool-o
- Chain of Command par Joby Burgess (Powerplant)
Vous avez déjà entendu une création de Jean-Philippe pendant le confinement :
Pour les malentendants l’interview de Jean-Philippe est disponible en version sous-titrée (en francais et en anglais) sur Youtube
Marie-Cécile : Bienvenue dans ce nouvel épisode d’Esperluette,
le podcast à l’écoute des belles énergies
entrepreneuriales, artistiques et associatives. D’habitude je rajoute à cette phrase les belles
énergies de mon territoire, le Vaucluse. Mais cette fois ce n’est pas un invité vauclusien
que je vous propose d’écouter, c’est d’ailleurs un épisode un petit peu particulier que j’ai
mis quelques mois à monter car il est toujours plus difficile d’interroger des personnes très proches.
Allez je ne garde pas le suspense plus longtemps… Mon invité c’est Jean-Philippe Drécourt,
compositeur de musique électroacoustique et c’est aussi mon frère, mon grand frère ou mon « brother »
comme je l’appelle depuis qu’il est parti vivre à l’étranger alors que j’avais 19 ans.
Pourquoi donc sortir de ma ligne éditoriale ? Parce que
Esperluette est proche de fêter sa troisième
année et que Jean-Philippe a été l’une de mes sources d’inspiration. Etudiant brillant au
lycée, il entre en prépa puis dans une grande école pour poursuivre ses études d’ingénieur
en génie de l’environnement, d’abord au Danemark puis au Royaume-Uni où il a terminé son doctorat.
Un jour, il est venu annoncer à mes parents qu’il arrêtait tout pour devenir écrivain. Il a ensuite
déménagé au Portugal, est devenu traducteur et ses envies d’écriture ont évolué pour l’emmener vers
la musique électroacoustique. C’est lui le premier qui m’a montré que l’on pouvait oser et sortir
d’une voie toute tracée pour tenter des aventures professionnelles un peu plus « folles ». C’est lui aussi
qui m’a parlé de podcast quand je lui ai dit que j’aimerais continuer à faire des interviews
après une expérience radio pendant le festival. Il m’a donné mon premier micro et a créé le jingle
d’Esperluette. Vous voyez maintenant le rapport entre Esperluette et Jean-Philippe. Mais ce n’est
pas le portrait de mon frère que je veux partager avec vous, c’est le portrait d’un artiste avec les
étapes de sa nouvelle carrière, ses inspirations sa sensibilité et ses envies créatives. C’est le
portrait de quelqu’un qui ose avancer sur un nouveau chemin. Vous entendrez d’ailleurs que
ses expériences d’ingénieur ne sont jamais bien loin de ses créations. Cet épisode sera
également l’occasion pour vous d’essayer d’écouter certains sons autrement… Vous verrez. Bonne écoute !
Jean-Philippe : Bonjour je m’appelle Jean-Philippe Drécourt et je suis compositeur de musique électroacoustique.
En fait ça a commencé en troisième. J’ai un copain qui m’a ramené un disque de The Art of noise, qui
est un groupe de musique expérimentale anglais et qui travaillait justement avec des
sons montés. A cette époque là ils montaient encore
sur des bandes. Lui était
super fan et j’avoue que tout de suite j’ai accroché. Donc à ce moment là je ne savais pas
encore que j’allais devenir compositeur de
musique électroacoustique, loin de là. Mais en
y réfléchissant, c’est vraiment l’amorce,
c’est là où ça a commencé et où j’ai dit « ah ça
c’est autre chose, c’est pas de la musique pop, c’est pas juste du
piano, ou un violon, ou du synthé, il y a autre chose. » C’est vrai que tout
de suite ça m’a passionné. Vraiment j’ai adoré. Après j’ai oublié.
Les études, tout ça… Après j’étais au Danemark et j’ai une amie qui avait
un zoom H1. Elle enregistrait des livres audios, moi je l’utilisait pour enregistrer les chats
qui ronronnaient. Je suis allé enregistrer la mer et tout ça, mais là j’étais plus dans le
field recording, donc l’enregistrement de terrain où on enregistre des sons naturels ou des sons
de la vie et on ne monte pas. On ne transforme pas.
On ne fait rien. Juste on les met comme ça,
on les présente comme ça. C’est un témoignage du
paysage sonore d’un endroit ou
d’une situation. Et après j’ai rencontré un pote à Londres qui lui faisait ça aussi. Donc on a commencé
à sortir, à aller enregistrer à Londres, faire des trucs. Puis il m’a prêté un livre « In the field »
qui m’a complètement changé la vie. En fait le livre montrait qu’il y avait d’autres gens qui
faisaient ça et qui après composaient de la musique avec ces enregistrements, ces field recordings.
Je me suis dit mais c’est génial ça ! Donc c’est des interviews de gens qui sont relativement
connues, dans le domaine du field recording. C’était vraiment des gens qui commençaient à composer, à superposer leurs enregistrements, et en fait de
de composer une pièce musicale à partir de
d’enregistrements qui n’ont pas d’instruments, à partir d’enregistrements de bruits, de sons de gens,
d’animaux, de toutes sortes de choses. Et c’est là vraiment je crois où il ya eu le déclic, où je me
suis dit : « ah ouais ça, ça je pense que j’aimerais bien faire, j’aimerais bien essayer ! »
L’électroacoustique ça regroupe vraiment beaucoup de choses : c’est tout ce
qui n’est pas joué avec des instruments. Et encore … C’est quelque chose qui est monté
sur l’ordinateur en fait. Donc on pourrait dire que la musique électronique c’est de
la musique électroacoustique ; c’est acoustique et électronique. Mais généralement ce qu’on décrit comme
musique électroacoustique c’est la musique
qui est principalement composée de bruits qu’on
ne considérerait pas comme de la musique à la base, mais qui, si on se débrouille bien, est
pour certaines personnes musicale par le montage. Donc j’enregistre un bruit
qui m’intéresse, ça peut être de la vie quotidienne, ça peut être n’importe quoi.
Alors dernièrement j’ai eu la porte de mon micro onde qui grince.
Les grincements de porte c’est un grand classique de la musique concrète qui est l’ancêtre de la
musique électroacoustique, qui a été développée en France dans les années 50, juste après la guerre, à
l’avènement de la radio. On commençait à avoir des bandes d’enregistrement. Les premiers compositeurs
de musique électroacoustique, donc qui était la musique concrète, ils utilisaient des disques et
en fait il créaient ce qu’ils appellent un sillon continu, une petite griffe sur un des
sillons du disque pour qu’en fait l’aiguille du tourne-disque tourne toujours dans le même sillon.
C’est la première boucle, le premier sample.
Les premiers compositeurs de musique
électroacoustique c’était des mois, des années pour créer une pièce de quelques minutes. L’ordinateur
ça aide énormément et puis pour la transformation on a tous les outils dans
l’ordinateur alors qu’avant c’était des pièces entières avec des filtres, des compresseurs,
toutes sortes de choses. Là tout est dans mon ordinateur portable. Je n »ai besoin de rien qui soit extérieur.
Moi j’enregistre beaucoup … j’adore l’eau donc j’enregistre beaucoup les fontaines,
les vagues, les rivières, le glouglou. J’ai un super glouglou dans un égout d’eau qui s’évacue.
[Son : Glouglou de l’eau dans un égout ]
Après il y a tout ce qui est matériaux. Casser des choses, par exemple, ça c’est très bien parce
qu’après on peut le ralentir. En le ralentissant on découvre des nouvelles
textures, si on enregistre en bonne qualité. Le métal c’est génial parce que ça résonne.
En fait tout ce qui fait un son peut devenir matière. Plus c’est ésotérique, plus c’est
inhabituel, plus c’est intéressant. C’est toujours en arrière-plan
quand quelqu’un ouvre une porte, je dis : « ah tiens le grincement ! » Il n’y a pas longtemps j’ai fait des
cactus. Je suis allé enregistrer des cactus. C’est la fin de l’été, les feuilles de cactus sont sèches
donc quand tu les craques, en fait il y a
des fibres et les fibres quand tu les tires elles
résonnent comme des cordes d’instruments. Elles résonnent dans la feuille donc en fait là c’est
pas un enregistrement traditionnel. C’est une autre des techniques qu’on utilise beaucoup
en musique électroacoustique : On utilise des micros qui sont des micros qu’on va appeler
non-traditionnels qui enregistrent des vibrations, qui ne sont pas nécessairement des vibrations
de l’air. Ca peut être des vibrations d’objets. Par exemple, pour cette feuille de cactus
j’ai utilisé un micro contact qui est normalement utilisé pour amplifier une guitare ou un piano.
Et là je mets le micro contact sur la feuille et je déchire la feuille,
les fibres de la feuille vibrent, elles transmettent le son dans la feuille.
Généralement quand je n’ai pas mon micro il y a un son intéressant, et quand j’ai mon micro il ne se
passe rien. Généralement c’est le dilemme de l’enregistreur moyen (rires), c’est qu’il y a
toujours quelque chose d’intéressant quand on n’a pas le micro. Je pense que partiellement c’est
parce que quand on n’a pas le micro on est détendu. On ne pense pas justement à utiliser son micro et donc
on est plus ouvert sur ce que le monde a à nous offrir. Normalement il faudrait toujours
avoir son enregistreur avec soi. Bon c’est pas très social quand on dit : « Taisez-vous !
C’est bon là, j’enregistre ! »
Au niveau de la collecte des sons, ça va dans les deux sens en fait.
J’ai des séances d’enregistrement où
c’est juste parce que je veux enregistrer quelque chose
et que ça m’intéresse. Là, par exemple, les cactus je suis tombé dessus par chance.
Je me suis baladé puis j’ai commencé à essayer
des trucs puis il y avait une feuille qui
était là, une feuille morte. J’ai dit :
« Tiens je vais déchirer. » Des déchirures généralement
on obtient toujours quelque chose d’intéressant. Là c’était vraiment à l’instinct, j’ai
joué avec les cactus et maintenant dans ma banque de son j’ai des feuilles de cactus. Parfois
on va chasser le son avec une idée dans la tête. J’ai fait une composition pour une performance
dans un château d’eau. Ce château d’eau faisait partie d’un système d’alimentation en eau
d’une ville et on célébrait les 80 ans du système d’alimentation en eau de la ville. Déjà on nous
a donné une banque de sons mais après il y avait des sons que moi je voulais enregistrer
parce qu’on voulait créer l’histoire d’une goutte d’eau de la pluie jusqu’au moment
où elle sortait du robinet et on buvait l’eau,
avec quelqu’un qui buvait l’eau du robinet.
J’ai chassé le bruit de la pluie, j’ai eu de la chance c’était encore la saison des pluies au Portugal.
Donc j’ai été enregistrer la pluie. J’avais créé la chronologie de la pièce.
On savait qu’on avait 20 minutes. Je savais qu’au milieu j’avais tout ce qui était
les sons techniques, les tuyaux, tout ça… et après je voulais quelque chose qui était plus organique au
début, et quelque chose qui était plus basé sur la consommation d’eau, le produit fini à la fin.
Pour moi utiliser l’art pour montrer l’industrie d’une façon différente
je pense que c’est une approche que j’essaie de développer. C’est pas évident parce qu’il faut
accéder aux milieux industriels. Avec mon diplôme d’ingénieur, je suis toujours
intéressé par la technologie, par l’industrie, par ces choses-là. Donc je voudrais composer
avec des sons industriels et aller dans les industries, enregistrer. Je trouve que même
si généralement l’industrie est considérée comme une source de pollution au niveau du bruit, déjà
on en a besoin. Donc il faut quand même être honnête par rapport à ça c’est que soit on fait quelque chose
par rapport au bruit, on le gère, soit on accepte. Les fonderies d’acier il n’y a pas
pas photo, ça fait du bruit, on ne peut pas
les empêcher de faire du bruit.
Donc après moi ce que je vais essayer de développer dans ma pratique c’est justement
d’aller enregistrer ces sons et de les transformer en quelque chose d’intéressant.
Ce n’est pas nécessairement quelque chose de beau, comme les petits oiseaux,
un field recording dans une forêt où il n’y a pas de bruits, où il y a que des animaux sauvages, des choses
comme ça… mais ça peut être intéressant. Ca peut inviter à la curiosité, se dire :
« ah oui quand même, c’est intéressant,
c’est différent ! ». Et d’essayer de…
Je ne fais pas non plus l’apologie de l’industrie mais
c’est d’essayer d’être entre les deux, de dire
ok bon ben voilà c’est les sortes de bruits qu’on a dans l’industrie, est ce qu’on peut
en faire quelque chose ? Est-ce que c’est intéressant ?
Je vous attire l’attention dessus, qu’est ce que
vous voulez faire avec ? On les garde, on essaie de les transformer, on s’associe au processus
de production de nos biens de tous les jours d’une façon qui est différente, d’une façon
qui est plus intime dans le sens où généralement en effet les gens n’ont pas
l’accès aux industries, aux usines. Donc en amenant les sons à eux dans une salle de concert, une salle de
musée, etc… on on a peut-être une façon de les éduquer un peu indirectement sur ce qui
se passe vraiment et sur aussi le travail des gens qui sont là, qui eux sont obligés de subir
le bruit tous les jours, et donc de savoir s’il y a un
moyen de changer notre relation par rapport à ça.
Ca fait partie de notre mémoire, ça fait partie de notre vie. On ne peut rien faire
sans ces industries de nos jours. il y a très peu de gens qui vont construire leur maison avec
des troncs d’arbres qu’ils ont abattus eux-mêmes, donc là il y a un lien entre mes
études d’ingénieur et ma vie d’artiste de plein de façons en fait. Une des façons
c’est ça, je suis très intéressé par
la technologie et la technique, d’essayer
de voir si on ne peut pas composer des choses qui sont intéressantes ou parfois juste enregistrer.
J’ai un super field recording d’un ponton à Lisbonne dont personnellement je trouve que le
grincement est absolument fantastique. C’est un avis très personnel, qui est partagé par très peu
de personnes mais je trouve que c’est …
A chaque fois que j’y vais, que je prends le
bateau pour traverser la rivière, je trouve que ces pontons sont musicaux, qu’il y a vraiment
une musique. Je pense que la plupart des gens, surtout les voisins, doivent se dire qu’il y en a marre,
qu’ils pourraient mettre de l’huile. Mais moi je trouve qu’il y a un côté musical
qui, quand c’est tiré de son contexte, c’est vraiment c’est très beau, je trouve que c’est beau.
Ca c’est un des premiers aspects, c’est l’aspect de la relation à la technologie et la compréhension
de la technologie. Je sais ce qui se passe vu que
j’ai des compétences d’ingénieur que je n’ai jamais
utilisées vraiment, mais elles sont là. Je sais ce qui se passe, je sais ce qui va se passer.
Donc j’essaye de représenter ça part mes créations. Puis la curiosité et l’intérêt, je suis un geek,
faut quand même le dire comme c’est donc à chaque fois qu’il y a une machine, un truc c’est vrai
que j’ai tendance à vouloir mettre des micros dessus, a plonger ma tête dedans pour savoir ce
qui se passe. Avec le son il y a un moyen de faire ça de façon délibérée.
On a une ligne directrice qui permet d’explorer les machines, les processus technologiques d’une
façon très particulière et après en plus le fait d’être ingénieur ça me permet aussi d’utiliser des
logiciels qui ne sont pas accessibles à des gens qui n’ont pas de connaissances en informatique,
en technologie. J’utilise pour la transformation des sons j’utilise des logiciels
qui sont des logiciels où il faut programmer ses propres transformations, donc j’ai besoin
de connaissances en acoustique, en informatique … Etre un ingénieur
ça me donne un atout supplémentaire parce que je sais comment créer des programmes,
je sais comment programmer les outils. Je suis passé de l’ingénieur à l’artiste ça c’est clair,
c’est un grosse opposition. Je pense que c’est une réaction par rapport au fait que je n’ai
pas nécessairement bien vécu mes premières années en prépa. C’est vrai que je n’ai
jamais été vraiment dans le rang. Je ne me suis jamais vu en étant directeur d’entreprise. J’adorais le
sujet, la technologie c’est un truc qui m’intéresse énormément, mais pas nécessairement le
fait d’être assis dans un bureau d’études pendant toute la journée… encore que je suis assis dans
mon studio toute la journée. C’est différent ! (rires) J’approche la pratique artistique comme un
ingénieur, ce qui pose des problèmes au niveau de la créativité parce que j’ai tendance à organiser
mes trucs de façon très rationnelle : il y a un plan… Alors que quand je discute avec mes amis
artistes on voit que leur approche est beaucoup plus organique, il y a une connexion au lieu,
une connexion qui est plus lyrique. Mais donc moi j’apporte autre chose, j’ai la signature de
l’ingénieur dans mes créations. Tout mon travail ces dernières années ça a été justement
d’assouplir un peu l’approche de l’ingénieur et de rajouter l’artiste et de voir
que je n’écris pas un manuel, j’écris un dialogue avec mon public. Il y a besoin
d’une dynamique de la pièce qui n’est pas le même que quand j’écris un manuel ou
une candidature. C’est quelque chose
qui demande beaucoup plus de réflexions sur
la conversation, sur les forts, les faibles et les variations d’intensité, des choses comme ça,
qui sont beaucoup plus difficiles parce qu’il n’y a qu’une façon de construire un pont,
il y a un nombre infini de façons de construire une pièce de musique.
A partir de quand j’ai réussi à me dire que je suis un artiste ?
Je crois que je n’ai pas encore réussi complètement en fait.
Je vais dire que c’est arrivé quand on m’a payé pour la première fois. C’était
cette performance dans le château d’eau. On m’a payé, j’ai posé une candidature. On était
une centaine d’artistes. Il y avait quatre places. J’ai été sélectionné. Ils ont dit : « Oui on va vous
donner des sous pour ce que vous faite ». Et là j’ai pas compris ! Donc ça m’a quand même …
Et en fait ils m’ont pris au sérieux, c’est surtout ça quoi. Je suis arrivé, j’ai dit faut
faire ça, faut enregistrer ci, faut mettre les
haut-parleurs comme ça, je me mets là,
on organise la pièce comme ça. Le gars il me dit : « OK, on fait ça ! » Là j’ai dit : « ah il y a quelque chose là; ils
sont d’accord, ils ont signé un chèque et ils vont inviter des gens à écouter. » Et les gens sont venus !
Je pense que ça m’a vraiment, ouais ça m’a changé.
Là je me suis pris au sérieux. Je pense
que je prenais mon travail au sérieux avant mais là c’est quelque chose qui a vraiment changé
la façon dont je … ma relation à l’art et j’ai commencé à ne plus appeler mon bureau, mon bureau
mais mon studio. Ca continue mais j’ai encore du mal hein .. mais on y arrive, on progresse (rires) !
Je me rends compte, en étant en contact avec d’autres artistes, que en effet je ne
suis pas un artiste et donc j’ai une approche au monde qui est complètement différente des
artistes. Et j’en suis très content. Je pense que au long terme c’est une force, pas
un handicap parce que ça me permet justement de percevoir le monde de façon différente. En plus
la musique électroacoustique c’est une musique qui est très abstraite, qui est très technique donc
justement mon amour de la technologie me permet d’aller trouver les sons, même de
me dire ah oui donc ce matériau là je pense que ça va être intéressant et si je le manipule
de cette façon, il va sûrement créer des sons. Et quand je le manipule je sais où je dois capturer
le son, si je mets un micro contact, ou le type de fréquences qu’on va avoir donc à ce moment-là
j’ai besoin de matériel, ou la pièce elle est trop grande il va avoir un
écho faut que je m’arrange dans un coin pour que j’aie pas l’écho, ou justement je veux capturer l’écho
donc là je vais me mettre à un autre endroit. Ca c’est des compétences techniques, c’est
pas des compétences artistiques. Après c’est ce que je fais avec qui est un travail artistique.
C’est vrai que comme j’essaye de développer mon ouïe j’ai aussi une sensibilité
aux sons et aux bruits qui est accrue. Je pense que c’est une des raisons pour laquelle je fais
de la musique électroacoustique, c’est justement d’essayer de transformer ce rapport de…
« est-ce qu’on ne pourrait pas avoir un peu plus de silence ? », en disant oui mais de
toute façon je vis en ville donc il y a du bruit, donc il faut que je m’approprie le son,
que je le transforme et que je le sublime. Mais j’ai deux modes : j’ai le mode
dans la vie de tous les jours où là les bruits me
dérangent, les voisins me dérangent, le compresseur
de la clim du voisin m’ennuie pendant que je mange dehors ; et puis il y a
le Jean-phi électroacoustique où là c’est : »aaahhh, ah oui
super des fréquences comme-ci, des fréquences
comme ça, ah oui là c’est génial, ah ben là je vais aller mettre mon micro dans un trou ça va résonner
d’une certaine façon! » Et donc qui s’approprie les sons de façon complètement différente.
Il y a le chasseur de sons et puis il y a le Jean-Phi de
tous les jours. Mais je pense que de
travailler sur les sons ça m’a donné aussi, ça m’a permis de me distancer un peu plus du bruit et
d’être un peu plus détendu par rapport à ça, et aussi de trouver des moyens de me protéger
du son. Même si c’est juste des boules quiès ou un casque d’écoute antibruit, je sais
comment gérer et me protéger un peu.
Mais c’est vrai qu’il y a deux personnes : le
chasseur et puis la personne qui vit tous les jours et qui a besoin d’un peu plus de calme
pour justement pouvoir après travailler avec les sons.
J’écoute ce genre de musique oui
C’est pas quelque chose que j’écoute tous les jours. Quand je travaille, je ne peux pas écouter ça. C’est une musique
qui est on va dire … difficile ce n’est pas le bon mot …
mais qui demande une attention.
C’est une musique qui captive toute l’attention de l’auditeur.
La musique électroacoustique c’est un peu comme un met très particulier qui a
un goût vraiment soit très amer, soit très sucré ou très acide mais on sent que ça a été composé
de façon délibérée. Donc c’est pas aller au McDo. Quand on va au McDo, on peut bouffer du
McDo tous les jours si on veut, si on aime ça, on rentre, on mange, on sort, c’est bon c’est fini.
Là faut s’asseoir, faut commencer par respirer …
ou un très bon vin inhabituel
il faut prendre son temps. Il ne faut pas
se jeter et c’est très différent de
la musique traditionnelle conventionnelle, parce que généralement il n’y a pas vraiment de rythme.
Il y a ce qu’on appelle de la vitesse, donc ça accélère, ça ralentit mais
il n’y a pas la percussion, il n’y a pas de mélodie généralement. Il ya des motifs.
On va retrouver des motifs qui vont revenir, qui vont être transformés mais c’est pas la même chose
qu’une mélodie qu’on peut chante. On ne peut pas vraiment chanter de la musique électroacoustique.
Encore que moi parfois je fredonne de la musique électroacoustique, ça m’arrive, mais il faut
partir avec l’esprit ouvert et ne pas avoir mal à la tête. Un jour de migraine faut pas commencer
à écouter de la musique électroacoustique. C’est une aventure, c’est une découverte.
Au fur et à mesure, avec la pratique, on s’habitue, on commence à reconnaître certaines choses.
C’est pas un truc qu’on écoute toute la journée comme la radio. C’est on se pose pendant
une demi heure, 3/4 d’heure ou même
5 minutes, on se dit ok maintenant j’écoute ça.
Il y a des expériences à avoir par rapport à ça qui
sont des expériences très fortes mais qui demandent
un certain engagement avec le support.
[musique] Esperluette [musique]
Alors mon Esperluette du moment, je voudrais parler de
Gordon Hempton. C’est un gars qui fait du field recording, un des meilleurs du domaine.
Il a un projet qui s’appelle « One square inch of silence » donc
« un centimètre carré de silence ».
IL recherche dans le monde entier les endroits qui n’ont pas été pollués par le son des êtres
humains, ce qui est très difficile de nos jours parce que la plupart des endroits sont survolés
par des avions, donc il y a une pollution sonore de l’avion qui est aussi, même
pour enregistrer des bruits industriels et tout ça, quand on a des bruits des moteurs derrière,
c’est un infernal. J’adore ses field recordings. Je les écoute, ils sont sur Spotify,
très régulièrement. Généralement je fais ma sieste avec lui. Il adore les oiseaux et donc il fait des
enregistrements d’oiseaux partout dans le monde. Il dit qu’il a une théorie comme quoi… c’est
pas une théorie c’est vrai, l’ouïe de
l’être humain est la plus sensible à
la fréquence des chants des oiseaux. Et donc il dit que nous on a une relation aux oiseaux qui
est particulière parce qu’on
y est vraiment attentif. Alors je ne sais
plus si c’est lui ou si c’est moi qui ait réfléchi
après, mais pour moi je me dis que la raison pour
laquelle on est tant sensible aux oiseaux c’est que les oiseaux sont un super indicateur pour
savoir s’il y a des prédateurs ou pas. S’ils chantent, ça veut dire qu’ils sont en sécurité et donc nous,
par extension, dans la nature, on est en sécurité. Donc écouter des chants d’oiseaux ça détend
parce que ça veut dire que tout va bien,
on peut se détendre.
C’est pas du tout le genre de choses
que je compose mais j’adore écouter
ses field recording. Je recommande. En plus il y a des documentaires sur son travail.
C’est en anglais mais je crois qu’il a même fait des interventions dans des émissions
françaises. C’est vraiment le gars qui
travaille beaucoup sur le silence, sur
l’écoute attentive de la nature. Le silence est le contraste de la musique . On oublie que
la musique est faite de silences. Même-moi en tant que compositeur, il faut
que je me le rappelle régulièrement que les gens qui écoutent mes pièces, ils ne les écoutent qu’une
fois, moi je les ai écoutés des centaines de fois. Donc il faut que je rajoute du silence entre les
moments intenses, faut qu’il y ait tout au moins un silence relatif. Et c’est ce silence relatif qui
fait la beauté des moments intenses. Le silence c’est essentiel !
[musique] Esperluette [musique]
Dans ma création artistique à l’avenir je me souhaite de collaborer plus avec d’autres artistes.
Que mes pièces en fait aient un objectif qui est au delà de l’objectif de juste
créer une pièce de musique, de créer quelque chose que quelqu’un d’autre va pouvoir utiliser
pour créer leur propre leur propre … je vais
dire leur propre communication. Donc j’imagine
un spectacle vivant, c’est la chose qui me semble la plus logique. Mais après je suis
ouvert à toutes sortes de choses, d’avoir une collaboration qui est au-delà de la musique.
Je collabore parfois avec des artistes aussi, avec la chanteuse Melaina avec qui
on collabore, mais ça reste musicale. Je voudrais que ma musique aille ailleurs.
Qu’elle aille inspirer un danseur, un acteur de théâtre, peu importe, même un potier,
quelque chose qui soit autre que la musique.
Marie-Cécile : Merci Jean-Philippe d’avoir
partagé avec mes auditrices et auditeurs,
les étapes qui t’ont permis d’affirmer que tu es un artiste. J’espère
que cet épisode leur aura donné envie de découvrir la musique électroacoustique. J’aime l’idée de se
donner le temps et la possibilité de découvrir des créations différentes, d’écouter le monde qui nous
entoure avec d’autres oreilles. Je vais d’ailleurs ajouter sur l’article de l’épisode sur
esperluette-podcast.fr quelques vidéos d’artistes électroacoustiques. J’aime aussi beaucoup l’idée
que le silence permet de rendre plus beau les sons qui l’entourent. Avant de laisser le silence
post-épisode faire son effet, pensez à suivre Jean-Philippe
sur son site internet : drecourt.com
ou sur Souncloud et de mettre cinq étoiles et un commentaire à Esperluette sur votre application
d’écoute préférée. Je termine cet épisode avec l’une des dernières créations de
Jean-Philippe, en entier cette fois et je vous dis à une prochaine je l’espère-luette évidemment !
[musique] Esperluette [musique]


